Enfin le jour tant attendu était arrivé, un mini événement d’une importance pourtant capitale à mes yeux. Je déménageais du troisième au quatrième étage de l’immeuble de Glenmore place. Je déménageais, ou plutôt nous déménagions Soledad et moi. Quelques semaines plus tôt, la décision était venue d’elle même, Soledad ne pouvait pas éternellement dormir parterre et je n’avais pas envie de retourner à la solitude d’une chambre sans colocation. Son emploi était aussi stable que possible, le mien aussi et nous avions réussi à réunir le reste de l’argent pour la caution que requiert ce nouveau logement plus grand. Il ne comportait pas vraiment deux chambres comme nous l’avions espéré, mais une seule grande chambre qui avait séparée en deux par une fine cloison. La famille qui l’habitait était composée de quatre personnes, les parents dormant dans le clic clac du salon et les deux fillettes dans cette chambre, alors je pense que nous devions nous estimer chanceux de l’avoir pour deux personnes. La cloison donnerait à chacun de nous deux assez d’intimité, en tout cas, pas moins que dormir dans la même pièce qu’une minuscule chambre de bonne.

J’avais envoyé un sms à mes rares amis pour leur donner ma nouvelle adresse, mais je n’avais pas requis leur aide pour ce déménagement. D’une part, nous n’avions qu’un lit, une commode et que quelques affaires à bouger, d’autre part, j’avais envie de le faire uniquement avec Soledad. Après tout, n’était-ce pas promesse un renouveau pour nous deux ? Un nouveau départ, avec de nouveaux rêves, de nouveaux buts. Pour autant, je ne ressentais pas de pression ou de stress, j’étais même d’humeur joyeuse, sereine, et pour une fois je me sentais - comment l’exprimer ? - stable, difficile de le décrire autrement. Je n’étais pas perdu dans une rêverie ou dans un songe, rien de mal ne paraissait pouvoir arriver aujourd’hui. “Bon, on va d’abord monter les meubles et le reste après. ok ?” J’avais vidé la commode et je désignais un bout à Soledad. “Tu prends ce côté et moi celui-là. C’est un étage seulement. Prête ? Si tu as besoin faire une pause, tu dis. ”

Leur projet se mit en place. Soledad ne fut pas virée à la fin de l'été, mieux même, on lui proposa un jour supplémentaire de travail au marché. L'activité marchait très bien et c'était une employée solide sur qui on pouvait compter: jamais en retard et ne rechignant pas à la tâche. Trois jours par semaine, cela représentait presque un temps plein. Bien qu'épuisant, elle était heureuse de ce boulot. La peur de sombrer de nouveau dans la rue lui donnait une espèce de rage et elle ne se ménageait pas. Travailler lui donnait des ailes et davantage encore avec cette chouette perspective d'un logement plus grand. Dormir dans un vrai lit! Un détail qui n'en était pas un, jouissif. Bientôt, le rêve deviendrait réalité.
-Ok... Une pause ? Tu plaisantes? Je te signale que je porte des cageots toute la journée, c'est pas du flan ça!
Et de plier un bras pour lui montrer son biceps.
- Ah les mecs! C'est toujours la même histoire, ils se croient plus forts que tout.
Elle pouffa, ébouriffant les cheveux de son coloc avant de râler avec humour :
-Bon alors, tu soulèves ou quoi, je ne vais pas t'attendre 3h!
Pauvre Nikolaï. Elle le charriait souvent, le titillant avec affection. Une émotion parfois lui serait les tripes et suivant les circonstances ou la discussion, elle finissait par plaisanter. C'était pour le moment sa meilleure défense face à lui et surtout envers elle-même.
Ils grimpèrent sans encombre à l'étage supérieur et posèrent le meuble dans la chambre de Nikolaï, du moins la partie qu'il avait choisie de la grande pièce. C'était tout un paradis ce lieu mythique.
-On pourra continuer  à se parler à travers la cloison! Je pourrais te faire des tonnes de grimaces sans que tu ne les vois, trop bien.
Elle rit. -Cinq ans d'âge, on est d'accord, n'est-il pas.-
- J'ai du mal à réaliser en vrai tu sais.
Ils allèrent chercher le reste. Ce ne fut pas une mince affaire pour le sommier. L'escalier étroit leur donna du fil à retordre, elle eut un fou rire qui les stoppa au beau milieu d'un tournant, mais ils finirent par réussir à passer ce foutu sommier et tout rentra dans l'ordre. A peine le matelas posé, elle se jeta dessus, restant allongée quelques secondes, bras derrière la tête :
-Aaah, je me lâche,  mes excuses, mais j'ai trop hâte de mon lit! Ça fait tellement longtemps!
Yeux fermés,  elle savoura la sensation:
- Mmh, quel pied!
Puis rebondit, déjà debout :
- Allez hop, je vais chercher mes affaires.
Faut dire que c'était le déménagement le plus rapide de tout l'état! Elle dévala les marches, prit son unique sac, chopa un carton et remonta le tout quatre à quatre.
-Dis donc Niko, ça te dirait qu'on fête ça tous les deux à notre manière ? Tu as envie de cuisiner, de mon côté je peux m'arranger pour rapporter ce qu'il faut du marché ? Tu me dis ce dont tu as besoin et tu nous mitonnes un plat de ton pays! Ce serait super non? Promis, je ne crierai pas!
L'air mutin, elle le regarda, joyeuse, pendue à sa réponse.
Le bonheur, c'était une chose très simple.

Elle me taxe de macho et ça me fait sourire. Il est possible que je le sois après tout, mais aussi, elle est toute fine Soledad ! A côté de moi, trapu, elle parait bien plus fragile qu'elle ne l'est réellement. Je n'oublie pas qu'elle a survécu à la rue, c'est une chose bien plus difficile pour une femme, plus exposée au vicissitudes de notre monde que pour un homme, et c'est bien la faute de ces derniers ! "Non mais je préfère prévenir que le meuble me tombe sur le pied ! Je fais pareil si j'ai une crampe"

Il ne nous faut que quelques heures pour achever de transporter nos affaires. Je suis ravi de notre installation et l'enthousiasme de Soledad me fait plaisir. C'était difficile de savoir si finalement elle apprécierait notre colocation, il y a bien trop d'inconnues dans l'équation pour en être sur à 100% ! "Ah moi je suis content tu dors plus par terre ! J'avais peur toujours te marcher dessus en rentrant le matin ! C'est vraiment bien comme ça, non ? On pourra ch... zut, j'ai oublié le mot j'avais appris, tu sais, chercher des meubles pas chers. chiper ? "

J'ouvre le carton où se trouve le cadre que m'a offert Scylla, ainsi que le piège à rêve et j'entreprends de les accrocher de mon côté de la chambre. Rien que le fait de faire ça, j'ai l'impression d'être chez moi, petite touche personnelle qui est d'importance. "J'aimerais bien cuisiner oui, on fait la petite fête alors. Je trouverais la recette sur internet avec le téléphone. J'espère je vais réussir. Après la cuisine russe c'est très spécial pour des américains. Beaucoup des grosses soupes. Tu crois tu vas aimer ? je crois je vais acheter une bouteille de vin aussi, tu aimes ? "

-Yep, chiper ou chiner...On pourra en trouver, tu as raison. Bah, c'est rien tu sais. Je ne vais pas  m'habituer peut être et je me retrouverai par terre au matin!
Elle n'y pensait pas, peinant à réaliser ce qui se passait. Le sentiment d'irréalité prenait le dessus la rendant incapable de se projeter.
Elle regardait Nikolaï accrocher le tableau et l'attrape rêves, la tête vide. Elle n'avait rien de sa vie d'avant, ayant tout abandonné. Sans regret.
-Ah bon? Des grosses soupes comme pour les vieux? Euh là,  je ne sais pas ?! Mais c'est l'occasion de découvrir!
Elle rit et lui colla une bourrade. Ils commençaient à bien se connaître et elle en profitait à fond.
-Du vin, mmh. Oui, j'adore ça. C'est une super idée !
Un repas de roi, une bonne bouteille, un ami...Une trilogie du bonheur.
La rue lui avait appris à être heureuse de rien, de tout. Soledad eut un grand sourire. Une autre vie commençait.