Décidément, se retrouver dans un bureau du commissariat commençait à devenir une sale habitude. En trois mois, Jade s'y était retrouvée bien plus de fois que lors de tout le reste de sa vie. En bonne famille parfaite, les Wilder n'avaient jamais eu d'ennuis avec la justice à la connaissance de la blondinette, le fait le plus marquant étant tout au plus un vol dans la caisse du restaurant familial. A croire que ses parents empêchaient les mauvaises choses de lui tomber dessus, car depuis leur disparition, les choses avaient bien changé. Toutes ces heures passées dans une salle d'interrogatoire en période de fête, alors que tout le monde passait du temps en famille, l'adolescente devait assurer qu'elle n'était en rien responsable de la mort qui avait frappé la sienne. Ça s'était apaisé, elle était arrivée à Brooklyn en espérant avoir laissé tout ça derrière elle. Et puis il y avait eu cette maudite fête, mauvais souvenir, puis l'arrestation de Milo, qu'elle estimait encore et toujours comme étant arrivée par sa faute. Comprenez que dans l'état actuel des choses, elle n'était pas très à l'aise.

Pourtant cette fois, rien de grave ne s'était déroulé. Ou en tout cas, pas à sa connaissance. La convocation reçue quelques jours plus tôt n'était pas très précise à vrai dire, aussi l'adolescente craignait qu'on lui annonce à nouveau une mauvaise nouvelle. Mais puisque cela concernait ce qu'il s'était passé en Italie, rien ne pouvait être plus grave que la mort de ses parents. Ainsi, elle n'avait pas tout à fait comprit ce pourquoi on la convoquait et ça l'angoissait beaucoup. Elle ne voulait pas prendre le risque de décevoir Léo à nouveau, l'ayant bien trop fait depuis son arrivée.

En parlant de lui, elle n'avait même pas eu le temps de lui parler de cette convocation. Ces derniers temps, ils ne faisaient que se croiser et la tête bien remplie de la blondinette ne lui permettait pas de s'attacher à ce genre de détail, auto-convaincue que ça n'était pas grand chose. Elle lui en parlerait au retour de toute façon, si jamais ils échangeaient plus de quelques mots. La distance qui s'instaurait entre eux lui donnait mal au coeur rien que d'y penser, mais ce n'était pas à cet instant qu'il fallait s'y attarder, normalement. Malheureusement, Jade ne faisait jamais rien comme les autres. Alors plutôt que de s'inquiéter sur ce qui l'attendait, ses pensées se perdaient vers les derniers évènements, les derniers mois même. On lui avait dit que la tristesse s'estomperait avec le temps, mais étrangement c'était tout le contraire. Sur le coup, elle n'avait peut-être pas totalement réalisé qu'elle ne reverrait jamais ses parents. Leur mort était bien réelle, bien trop consciente également, mais l'absence qu'elle entrainait ne faisait que s'amplifier au fil du temps. Ils lui manquaient, de plus en plus, comme s'il fallait plusieurs étapes pour comprendre ce que signifiait vraiment la mort. Jamais la jeune fille n'y avait été confrontée de façon aussi brutale, s'insinuant dans ses pensées et dans un quotidien qu'elle espérait pouvoir retrouver sans peine. Raté. Chaque erreur, chaque déception la ramenait à eux, lui rappelait qu'ils auraient été déçus d'elle alors qu'elle avait toujours voulu être la fille parfaite, à leur image de parfaits parents. Tout ça, c'était fini maintenant.

L'estomac noué, Jade ferma les yeux l'espace de quelques secondes, respirant profondément. Elle devait absolument se reprendre, ce n'était vraiment pas le moment de craquer. Cela faisait un petit moment qu'on lui avait dit d'attendre dans ce bureau - puisqu'elle était arrivée en avance ce n'était pas étonnant - alors elle attendait, sagement, sachant parfaitement que des regards la scrutaient depuis la porte grande ouverte, comme si elle allait déclencher une alerte à la bombe en plein commissariat. Plutôt que de s'en formaliser, la blondinette se forçait à relativiser. Elle n'avait rien à se reprocher. Ça allait bien se passer.

Pour passer le temps, elle finit par observer autour d'elle. Cela aurait pu la passionner si elle n'était pas aussi préoccupée. Comme tout ce qu'elle ne connaissait pas, cela nourrissait sa curiosité et la poussait à se poser des questions plus ou moins intéressantes sur ce que devait être la vie de flic. Elle n'en avait aucune idée franchement, les différents univers qu'elle avait pu côtoyer dans sa vie n'avaient aucun rapport. Dans tous les cas, elle n'était pas là pour ça, pourtant elle aurait largement préféré venir en ces lieux pour demander un stage scolaire. Vraiment, ça aurait été moins angoissant.

Finalement, l'adolescente tourna les yeux vers l'entrée de la pièce lorsque quelqu'un la franchit. Un homme qu'elle n'avait pas encore croisé ici, ce qui la rassurait légèrement. Devenir habituée d'un tel endroit n'était clairement pas dans ses projets. Néanmoins habituée à la politesse qu'on lui avait inculqué, un sourire se dessina sur ses lèvres. Loin d'être joyeux, ou attristé. Un sourire de convenances quoi. Par contre, elle n'avait aucune fichue idée de ce qu'elle était sensée dire. Alors faisons simple.

- Bonjour...

- C'est ça.

Un hochement de tête accompagnait les mots de Jade, qui ne se sentait réellement pas à l'aise dans la situation imposée. Elle avait vu bon nombre de visages différents qui lui avaient posé approximativement les mêmes questions, à force on aurait pu croire qu'elle y était habituée, mais c'était tout le contraire. La répétition ne changeait rien, elle n'avait jamais été quelqu'un qui s'exprimait facilement ou faisait facilement la conversation. C'était plus facile avec les adultes qu'avec les adolescents de son âge cela dit, mais cet élément n'était valable que dans la vie de tous les jours. Là, il s'agissait de la mort de ses parents, un évènement encore ancré dans sa tête et qui le serait probablement à vie. Ça n'avait rien de normal. Liant ses mains, la jeune fille sentit ses doigts s'entremêler entre eux sans qu'elle n'ait réellement de contrôle là-dessus. Elle était clairement stressée, même en se sachant innocente, le fait que tout cela revienne sur le tapis lui donnait mal au cœur.

Les mots prononcés par le policier provoquèrent un nouvel hochement de tête, sans qu'elle ne parvienne à s'enlever de la tête qu'il y avait plus que ça. Depuis son arrivée à Brooklyn, les autorités l'avaient laissée tranquille à ce sujet, mais elle se doutait bien que ça reviendrait un jour. Changer de pays avait aidé à une accalmie sans doute, la vérité étant qu'en reparler plongeait à nouveau l'adolescente dans l'enfer qu'elle avait vécu quelques mois plus tôt. Et pourtant, elle voulait comprendre elle aussi. Effacer ne servait à rien, faire comme si de rien n'était lui était tout simplement impossible et elle avait toujours été de ceux qui préfèrent comprendre plutôt que fuir. Alors, il fallait coopérer et voir ce que cela donnerait, même si cela devait lui serrer le coeur à chaque fois que le visage de ses parents s'imposait dans son esprit.

- D'accord.

Une inspiration tremblante suivit ses mots. Elle était prête, pas sereine, mais prête. Le point positif étant que le policier qui l'interrogeait ne semblait pas être agressif ou vouloir lui mettre la pression. Jade en avait croisé des dizaines et la plupart ne lui laissaient pas un souvenir des plus positifs. Pour l'heure, elle espérait que cela dure avec cet homme là. Peut-être qu'à l'époque, elle était plus fragile après l'évènement et craquait plus facilement, mais on ne peut pas dire qu'elle allait bien mieux depuis. Refouler en permanence sans avoir d'autre choix n'était pas la meilleure des thérapies. Plus qu'à croiser les doigts en espérant que ça se passerait bien.

En vérité, Jade avait des dizaines de questions à poser. Elle se demandait bien sûr si on la croyait toujours coupable, si ils avaient de nouveaux éléments, si il restait quelque chose de l'incendie finalement. Mais elle restait silencieuse pendant que l'homme lisait le dossier dont elle connaissait le nombre de pages à force de le scruter lorsqu'on l'interrogeait. Et enfin, une question, somme toute banale et qui pourtant la prit légèrement au dépourvu. En fait, elle ne savait pas réellement par où commencer ni si ce qu'elle avait en tête était la réponse attendue. Après tout, l'Italienne n'avait jamais eu une vie difficile, ses parents ayant toujours tout fait pour qu'elle soit heureuse. Lentement, Jade haussa les épaules.

- Je ne sais pas trop quoi vous dire. Je vivais là-bas depuis mes six ans avec mes parents, j'allais au lycée de la ville, je faisais du sport. Mon père a... enfin avait des horaires difficiles, mais je l'aidais parfois au restaurant, on passait le plus de temps possible ensemble. Et ma mère était vétérinaire, c'était génial, je pouvais prendre soin de certains animaux. J'y aurai passé ma vie si j'avais pu, j'étais... simplement heureuse.

Jade estimait sincèrement avoir eu les meilleurs parents au monde. Ils se disputaient parfois, c'était normal selon la plupart des gens, mais elle n'était pas une adolescente à problème et eux étaient des gens exceptionnels. Plusieurs fois, la blondinette s'était dit qu'ils ne méritaient pas de mourir aussi jeunes, ni d'une façon aussi horrible. C'était tout simplement injuste. Nouveau soupir, alors qu'elle n'avait pas quitté l'agent des yeux.

- Mais je suppose que vous savez déjà tout ça. C'est juste... qu'il n'y a rien de plus à dire. J'avais une vie normale avant... tout ça.