Bam. La porte claque encore, faisant voleter dans un courant d'air les rideaux déchirés du salon. Les yeux rivés sur le sol, elle feint de n'avoir pas entendu les derniers cris, de n'avoir pas vu la silhouette paternelle disparaître dans les ruelles sombres. Ce n'est pas la première fois, ce qu'elle ne sait pas encore, en revanche, c'est qu'il ne reviendra pas demain. Ses genoux serrés contre sa poitrine secouée de sanglots silencieux, elle relève le nez pour observer sa mère. Le contour de son œil droit est tuméfié, et sa lèvre fendue laisse perler quelques gouttes de sang. Ce qui ne l'empêche pas de remplir de nouveau le verre qu'elle avait laissé vide, et d'en avaler une grande rasade. Son mari est tout autant amoché, ici tout pleut dans les deux sens. Les coups, les cris ou la vaisselle, tout ce qui brise le silence pour ne laisser que du bruit. Des bourdonnements dans les oreilles, à toute heure du jour ou de la nuit. 

Ting. S'il s'agit en réalité d'un La, c'est pourtant ce que l'enfant est persuadée d'entendre quand les doigts fins se reposent sur les touches du piano. C'est la troisième nuit déjà, qu'elle se faufile entre les couloirs de l'immeuble jusqu'à l'appartement de Lola. Lola joue de la musique, et a la patience de l'apprendre à Eden. Les soirées, toujours, s'écoulent sur deux parties. Durant la première, Lola lui apprend à jouer, lui fait reproduire les mélodies qui enchantent les oreilles enfantines. Durant la seconde, elle l'autorise à danser. Et Eden virevolte au milieu du salon, escaladant les meubles qu'elle ne peut contourner pour éviter de s'y cogner. Les notes ne cessent de s'élever que bien après minuit, et l'appartement familial n'est guère occupé à ces heures. Parce que sa mère travaille de nuit, et que nul ne contrôle les allées et venues de l'artiste en herbe. 

Clap. Les applaudissements, premiers d'une longue série. Ceux-là sont déclenchés par le rideau qui se baisse, emportant avec lui les corps frêles des jeunes ballerines. La versatilité d'Eden agace, parce qu'incapable de se consacrer corps et âme à la danse classique dans laquelle elle excelle, elle offre ses talents à tous les arts à sa portée. Le jazz y passera aussi bien que la danse contemporaine, et les résultats seront toujours convaincants. Elle n'est pas la meilleure, parce que l'entraînement acharné lui manque cruellement, mais chacun de ses gestes envoûte et son corps tout entier ne sait être que grâce. Elle s'applique, assidue, mais décroche dès qu'elle sent sa propre liberté d'expression étouffée par les consignes des autres. Alors elle acquiert les bases de toutes les disciplines mais poursuit, seule, ses évolutions, pour laisser libre cours à son imagination débordante. Imagination qui, d'ailleurs, ne saurait se contenter de la danse. Chaque membre de la gamine a le besoin irrépressible d'être occupé. Elle s'applique à photographier, pour satisfaire ses yeux. A dessiner, pour contenter ses mains. A cuisiner, pour réjouir son palais. Et à faire l'amour, dès l'âge venu, pour exulter toute entière. 

Toc. Toc. Toc. Contre la porte d'entrée, encore. Derrière cette dernière, un homme s'évertue à crier qu'il sait qu'elle est là, qu'il attendra aussi longtemps qu'il le faut. Mais elle n'ouvrira pas. De l'autre côté, écouteurs coincés dans les oreilles, Eden virevolte au milieu du salon, ignorant tout du manège qui se joue sur son palier. Elle donne beaucoup aux hommes, Eden, mais ne sait pas recevoir. Pas de méchanceté, nul désir de se jouer d'autrui. C'est simplement qu'elle ne peut pas. Elle ne peut pas l'amour, elle ne sait pas ce que c'est. Pour elle, ce sont des cris et des larmes, des coups et des bleus. Elle apprécie mais ne se donne jamais vraiment, elle se laisse approcher à la manière d'un animal blessé : avec précaution et crainte. Il faut de la persévérance, pour entrer dans la vie d'Eden, pour y entrer vraiment, tenter de la connaître et de l'apprivoiser. Pour voir les multiples facettes dissimulées par ce masque fragile. Pour entrevoir seulement tous les tourments, tous les voyages, tous les amants, toutes les passions et toutes les blessures. C'est une plaie béante, Eden, qui se cache derrière des doigts tachés de peinture colorée et d’énormes romans. La réalité semble n'avoir rien à lui offrir, alors elle se perd dans des rêves connus d'elle seule. Elle invente des musiques, se raconte des histoires et dessine ses propres paysages. Tout l'intrigue, tout l'attire. Elle est prête à tout essayer, à se brûler les ailes et le corps tout entier, cent fois s'il le faut. Elle veut tout voir, tout connaître et tout vivre, rien ne l'arrête. Elle va partout, Eden, mais jamais vers vous. Parce que les relations humaines sont la seule chose qui vous touche, qui vous brise réellement.