Le ciel est déjà obscur lorsque ma silhouette se glisse jusqu’à l’établissement de Zayn. Mais la nuit est encore jeune. Mon mégot vole contre le pavé juste avant que je n’entre à l’intérieur. L’ambiance du bar me frôle sans avoir de réelle prise sur moi. J’ignore la musique, les rires agressifs des poivrots du coin et les regards obscènes des femmes à moitié à poils, dispersées ici et là à travers la salle. Il y a bien longtemps que cet univers a perdu tout attrait à mes yeux, si toutefois il en a réellement présenté un, un jour. Je traverse la pièce d’un pas vif. Personne ne vient se coller en travers de mon chemin. Le seul élément plus ou moins marquant - pour le peu qu’il éveille mon attention – s’avère être l’armoire à glace plantée devant les escaliers, au fond du bar. Enfin, ça doit bien faire des années que Warren et sa gueule de con sont figés au même endroit, chaque soir. A faire le chien de garde. Ce qui change cette fois, c’est le gosse qu’il semble plus ou moins malmené en trouvant ça drôle. En avisant mon approche directe, Warren repousse un peu plus fermement son nouveau camarade de jeu pour mieux me laisser passer.

- A quoi tu joues, je marmonne en ralentissant à peine, exaspéré d’avance par le comportement du vigile.

Si le môme le fait chier à vouloir passer, il n’a qu’à le foutre dehors. Simple et rapide. Un mineur n’a déjà rien à foutre ici de manière générale. Mais alors concernant l’accès aux étages ... l’armoire à glace n’a pas intérêt à se planter. Y’a trop de trucs sales, et surtout trop de délits bien plus graves que de laisser un enfant trainer dans un bar, pour qu’il laisse passer qui que ce soit. Le récent ménage meurtrier de Léo a laissé des traces. La prudence de Zayn a viré à la paranoïa. Warren n’a pas le droit à l’erreur. Et faire le con avec un gamin aurait vite fait de lui porter préjudice. Mon attention plane brièvement sur l’adolescent au visage déterminé, scotché là. Je note à peine un visage pâle et des cheveux bouclés. Mais c’est amplement suffisant pour me faire subitement freiner des pieds. Mes sourcils se froncent. Le doute se pointe et s’immisce dans mon esprit. Je reviens sur mes pas. Grapille la minuscule distance et fais face au gosse. J’ai déjà vu cette tête. Je l’ai déjà croisée. Et l’instinct tapi au fond de moi me souffle déjà que je ne vais pas aimer ça.

- Ce p’tit con insiste pour voir Zayn ! s’exclame Warren en ricanant, avant de repousser une fois de plus le garçon d’un coup bourru sur l’épaule. Il dit qu’il veut vendre de l’herbe ! Tu crois ça toi ? Hahahaha !

Je lui coule un regard noir. Tu devrais crier ça encore plus fort, tête de lard. Mon attention se darde de nouveau sur l’adolescent alors que j’approche d’un pas supplémentaire.

- Je te connais, je déclare en scrutant son faciès à la recherche d’une réponse.

Et ce n’est pas en lien avec le travail. De ça, j’en suis persuadé. Les rouages de ma mémoire parviennent enfin à combler l’écueil. Les liens se font. Le souvenir remonte. Et je sens alors mes muscles se crisper. C’est l’ami de Milo. Celui qu’il aide en maths. Il n’a rien à faire ici. Pire encore, il n’a pas intérêt à avoir emmené mon fils avec lui. Cette idée même me donne l’impression de sentir un gouffre sans fond s’ouvrir sous mes pieds.

Manifestement, parlementer avec des grosses brutes n'était en rien dans les compétences sociales de Legence – qui était pourtant quelqu'un d'extrêmement doué niveau social habituellement et il trouvait ça un peu chiant que là ça ne marche pas.
Bon bien sûr, le fait qu'il soit dans un repaire de truands et pas dans un lycée pouvait grandement jouer sur les difficultés qu'il avait à accéder à ce qu'il voulait. Comme il n'était pas trop con ça lui avait traversé l'esprit, hein.
Mais Leg était particulièrement entêté et depuis la soirée où il s'était fait casser la gueule dans les grandes largeurs, il avait beaucoup réfléchi – sans se faire mal, grâce à Dieu – et en était arrivé à deux conclusions très simples, qui découlait sur une troisième, élémentaire.
1/ il ne pouvait pas arrêter de vendre de l'herbe parce que ça rapportait et il avait besoin de thune,
2/ il pouvait pas continuer à faire ça dans son coin parce que manifestement c'était dangereux,

Donc petit 1 prime : il devait trouver des gens avec qui bosser pour continuer à gagner de l'argent, sans doute moins, mais être en sécurité.
Legence étant une fouine de première et un monnayeur d'infos limite de génie – le nombre de rumeurs du lycée qui passaient par lui atteignait un niveau astronomique –, il avait trouvé un blaze, une opportunité, et hop ! Le voici.

Sauf qu'il y avait un type plus grand que lui – et Leg faisait un très respectable mètre 80, merci pour lui –, et vachement plus large – c'était pas dur –, qui refusait de le laisser passer.
Il soupira d'agacement en essayant d'en appeler au calme intérieur.

« Je vous dis qu'il sera sans doute intéressé... hé ! »

Le mec venait de lui foutre une bourrade dans l'épaule, douloureuse depuis que Wyatt avait tiré dessus comme une brute dans un de ses moments où ils se chamaillaient et où ça dérapait un peu. Il grimaça en se frottant l'articulation, mais resta fermement planté là où il était, jeta un regard sur …
Bah.
Que fichait là le père de Milo ?...

« Oh bonjour monsieur Reece », piailla-t-il avec sa facilité sociale franchement déconcertante, « vous allez bien ? Je peux passer avec vous s'il vous plaît ? »

Et le môme répond d’emblée, avec politesse et courtoisie, comme ce jour où je l’ai trouvé sur le pas de mon appartement. Pour des cours de mathématique. Il confirme tous mes doutes. C’est bien l’ami de Milo. Et malgré sa fausse gueule d’enfant sage et sa manière tout à fait subtile de me prendre pour un con, je n’arrive pas à rester aussi détaché que la dernière fois. L’adolescent m’a reconnu, y’a pas un monde avant qu’il n’évoque le nom de Milo. Mon instinct reprend le dessus sur l’apparence de parent civilisé que j’arborais la dernière fois. Il a intérêt à la boucler. A ne surtout pas mettre mon fils sur le tapis devant Warren. Ma main se referme brusquement sur son bras. Celui qui a l’air de lui faire un peu mal. Mais ça, c’est le dernier de mes soucis. Les murs ont des oreilles dans le coin. Et tout ce que je veux à présent, c’est éviter que le nom de Milo ne remonte jusqu’à celles de Zayn.

- Fais ton taff Warren, je gronde à l’attention du gorille.

Mon attention plane brièvement sur la salle, mais aucune tête brune familière ne me revient. J’entraine alors l’ado avec moi vers les escaliers sans lui demander son avis. Mes doigts partent récupérer mon téléphone coincé dans la poche de mon pantalon. Je fouille rapidement à la recherche du numéro de mon fils. La tonalité sonne. Dans le vide. Je réessaye une deuxième fois alors qu’on atteint le second étage. Mes pas nous guident jusqu’à une porte que j’ouvre sans hésiter. Milo ne décroche toujours pas. Je peste. Satané gosse. Je relâche subitement Legence, ferme la porte, et m’avance dans le bureau silencieux. La musique ne parvient pas jusqu’ici. Les yeux indiscrets non plus. Et à moins que Léo n’ait de nouveau envie de s’infiltrer chez Zayn dans l’idée de descendre tout le monde, il y a peu de chances pour que quelqu’un vienne nous interrompre.

- Pose ton cul ici, je lance calmement en désignant l’un des sièges disposés devant le bureau.

Je contourne le meuble et m’assoie dans mon propre fauteuil. Il me faut quelques secondes pour réfléchir à ce qui est en train de se passer. Ça, c’était totalement imprévu. Et ne pas avoir le contrôle sur ce genre de situation a fortement tendance à m’irriter.

- Milo est venu avec toi ?

Mes yeux se portent sans détour sur le visage du lycéen. Concrètement, il n’y a que deux choses que je retiens. Ce gosse est impliqué dans une histoire de drogue. Et, plus important, il traîne avec l’aimant à problèmes qui me sert de rejeton. Pour l'heure, il n’y a rien de plus inquiétant.

A la grande surprise de Leg, qui avait été poli et tout, le père de Milo ne lui répondit même pas et l'attrapa par le bras sans sommation. Il retint un glapissement de douleur parce que si Wyatt avait de la poigne bah Ezekiel aussi, et suivit le mouvement du coup sans protester.
Bon en plus ça l'arrangeait bien parce que précisément il allait là où il voulait à la base. Il observa cela dit du coin de l'oeil, circonspect, le comportement du type qui était en train de le kidnapper – toute exagération de côté.

Relâché brutalement dans un bureau maintenant fermé, Legence commença à sérieusement se demander ce que fichait au juste le père de Milo quand il travaillait de nuit.
Non parce que lui, sa mère bossait de nuit. Mais dans une supérette collée à une station-service perrave, c'était un boulot tout à basique dans lequel elle n'avait pas de bureau, d'ailleurs, ni cet air inquiet scotché sur le visage.
Le pire qui pouvait lui arriver c'était de se faire chier.
Docile parce que se posant plein de questions, Legence prit donc place sur un des sièges en se faisant le plus petit possible – il regrettait bien son mètre 80 là – et se massant de nouveau l'épaule dans un geste nerveux.

La question, totalement inattendue, le fit ciller.

« Quoi ? Non. Je l'emmènerai pas ici, je suis pas con. Puis façon c'pas son genre. »

Il fit la moue, précisa :

« Je viens ici pour chercher du travail, c'est ce que j'essayais d'expliquer à ... » Il hésita quelques mille secondes « Warren. Il a pas voulu m'écouter, mais je suis sûr que je serais utile si on me laisse ma chance ! »

La réponse part. Un léger soupir m’échappe. Soulagé. Mais pas tiré d’affaires pour autant. L’adolescent poursuit. Il réexplique ce que rapportait Warren. Il veut travailler. Le gosse veut travailler. Merde, ce monde est vraiment pourri jusqu’à la moelle. Pourquoi il n’irait pas chercher du boulot comme livreur de pizza plutôt ? Ou laveur de pare-brise. C’est pas un foutu job ingrat de lycéen ça ? Je passe une main sur mon front pour chasser les traits tendus qui s’y sont incrustés.

- Ouais, t’as pas l’air d’être trop con, je souffle en jaugeant le garçon.

Néanmoins il a vraiment l’air de se croire à un entretien d’embauche.

- Donc tu cherches du travail. Et qu’est-ce que tu crois qu’on fait, ici ? Le bar n’embauche pas de mineur.

Je hausse un sourcil interrogateur. C’est facile de jouer la carte de l’innocence. Legence n’a probablement pas la moindre preuve de ce qu’il semble être venu chercher. Le trafic de drogue. Les flingues cachés sous les ceintures. Le fric qui circule comme un joint dans une soirée de camés. Je croise les bras sur mon torse et appuie mon dos contre le fond du siège.

- C’est avec toi que Milo vendait de l’herbe, pas vrai ?

Il n’a jamais voulu me l’avouer. Mon fils n’a jamais voulu lâcher le nom de ce pote qui lui fournissait sa petite marchandise. Malgré la colère. Malgré les menaces. Milo a refusé de parler. J’ai simplement eu la promesse de sa part que ça ne venait pas de Zayn. Finalement, l’auteur recherché vient peut-être bien d’apparaître comme par magie juste sous mon nez.

Legence répondit automatiquement d'un de ses sourires solaires à ce qui ressemblait plus-ou-moins à un compliment même si Ezekiel avait l'air franchement fatigué d'avance et pas du tout admiratif. Mais bon, Leg était habitué à fatiguer la plupart des adultes qu'il côtoyait façon... Il secoua négativement la tête :

« Parce que j'veux pas bosser au bar. »

Il travaillait déjà dans un bar, et de façon tout à fait légale d'ailleurs !

« En fait... »

Il allait expliquer, mais le père de Milo fit un lien auquel Legence ne s'attendait pas vraiment – alors que c'était évident que ça allait arriver. Il était néanmoins encore à cet âge où l'optimisme tenait lieu de principe de vie, et fronça du nez en se voyant démasqué.
Il tint toutefois immédiatement à assurer les choses telles qu'elles étaient :

« Milo ne vend plus, promis ! Mais ouais, c'était avec moi. »

Nier ne le ferait que passer pour un con et un mauvais menteur, et s'il pouvait souffrir la première réputation, la deuxième certainement pas !

« J'me suis fait bousculer y a quelques temps », il chassa l'impression très désagréable qui lui était restée de cet événement-là en avalant sa salive dans un geste nerveux, « et j'ai réussi à savoir d'où ça venait. J'ai besoin de l'argent mais j'veux pas être une cible facile, alors j'viens chercher du travail, c'est tout. »

Bref, il marchait au talent et au culot, comme d'habitude.

HJ:

Legence répond, sans détour et sans pirouette pour échapper aux questions. La simplicité de sa franchise me surprend suffisamment pour que je lui accorde le bénéfice du doute. Il n’a pas l’air de mentir. Il avoue, il reconnait, et il explique. J’étudie le garçon sans rien dire, notant mentalement l’intérêt que ses informations peuvent m’apporter. L’adolescent s’est fait secouer, et aujourd’hui il a compris le confort que pourrait apporter la sécurité d’un travail de groupe. Les choses ne sont pas dites clairement. Mais il faudrait être sacrément con pour ne pas comprendre qu’il vise le commerce illégal de Zayn, dissimulé entre les murs de cet établissement.

- Je vois. Il a plutôt intérêt en effet, je lâche concernant le mea culpa de Milo.

Mon dos quitte le dossier de mon siège. Je me redresse et joins mes mains devant moi sur le bureau.

- Tu as besoin d’argent, je répète calmement sans le lâcher des yeux. Pour quoi faire au juste ? Payer des dettes ? T’acheter une voiture ? Nourrir ta famille ?

Ici, il y a autant de motivations que d’âmes condamnées. On en voit passer des dizaines, des petits gaillards qui « cherchent du travail ». Sauf que ce taf là, il n’est pas déclaré et il est même plutôt pénalement sanctionné. Ils ne viennent pas juste pour le stage découverte, les types qui se mettent au service de Zayn. Certains débarquent pour éviter à leur sœur de faire le tapin. D’autres parce qu’ils ne savent rien faire d’autres, et parce qu’ils ont fait une croix sur leur avenir à l’instant où même l’école les a foutu à la porte. Il y en a même qui se pointent juste pour le goût de l’argent. Parce que c’est facile de se remplir les poches. Et que ça donne un peu de sens à la vie, de la mettre en jeu chaque nuit en risquant de se faire tirer une balle entre les deux yeux.

- C’est quoi ton nom déjà ?

Milo parle constamment de « Leg ». Mais il ne m’a jamais donné l’identité complète de son ami. Et autant que les choses soient claires, recrutés ou non, je veux savoir qui a connaissance du petit business qu’on mène ici.

Spoiler:

Legence avait un peu oublié ce que c'était d'avoir un daron depuis le temps que le sien s'était barré ; bon en plus même quand il était présent, il n'avait pas cette aura froide de mécontentement quand il apprenait que son rejeton faisait des conneries.
Il avala sa salive en se demandant si c'était bien malin d'avoir confirmé que Milo dealait fut un temps – spoiler : non – mais passa à la suite parce qu'Ezekiel voulait savoir pourquoi au juste il avait besoin de fric.
Il hocha de la tête :

« Ouais, ma famille. Et j'essaie d'économiser pour aller à la fac. »

Il disait ça sur un ton tout à fait factuel alors que c'était en réalité porteur de grands, très grands espoirs.
Il observa un peu mieux le père de Milo face à lui en se faisant la réflexion que s'ils ne se ressemblaient pas physiquement, il y avait quelque chose dans la façon de verrouiller la mâchoire qui était pareil chez l'un et chez l'autre.
Leg termina de masser son épaule fragilisée.

« Legence Ellroy, m'sieur. »

Je reste de marbre, pourtant la pointe de surprise qui jaillit en moi est bien réelle. Il veut aller à la fac, le gosse. Celle-là, c’est la première fois que je l’entends. Je retiens un soupir las. Dans un sens, ça me navre de voir un garçon aux poches trouées se démener comme il le peut pour aller à l’université alors que Milo, qui a tous les moyens pour y décrocher une place, fait tout son possible pour éviter ce chemin. Mais pire encore, ce qui me fait perdre foi en une quelconque justice du destin, c’est que Legence aura sûrement peu de chance de quitter Zayn, une fois qu’il sera rentré dans le réseau. Même pour aller étudier. Ce genre de pacte avec le diable, c’est pour la vie.

- Legence Ellroy, je reprends en notant mentalement les précieuses informations.

Je m’anime de nouveau sur mon siège. Mes doigts partent récupérer mon paquet de cigarette dans la poche de ma veste.

- Si tu veux aller à la fac, c’est pour tes cours que tu devrais bosser. Et non pour vendre trois sachets de coke.

J’expire longuement en glissant un bâtonnet de nicotine entre mes lèvres. Ma main continue de jouer distraitement avec le paquet en carton sur la table. Il n’a pas l’air plus idiot que ceux qui traînent dans ce bâtiment. L’université, il pourrait très bien y arriver avec une bourse.

- Mais soit.

Je ne suis pas le père de ce gamin. Ce n’est pas à moi de l’en dissuader. Et par-dessus tout, il a l’air suffisamment débrouillard pour avoir piqué un point noir dans mon intérêt. Une âme jeune, plein de bonnes volontés, et par définition aussi malléable que manipulable. Un garçon pour l’heure épargné de l’ambition traitre et généralement fatale qui saisit les petites têtes de con qui rentrent ici. Epargné de l’influence de Zayn. Et assez sincère, de surcroit, pour que je décide de lui accorder sa chance. A ma manière.

- On va faire un marché, Legence Ellroy, je lance en allumant enfin ma cigarette. Tu fais ce que je te dis, t’évite les conneries, et tu tiens Milo à l’écart de tout ça. En échange, tu touches ton fric à la fin de chaque semaine ... et personne n’ira faire chier ta famille.

Mes yeux se plissent. Mes doigts délaissent le paquet de cigarette. La menace est voilée, mais bien présente. S’il compte partir en vrille, il aura vite fait de s’en mordre les doigts le gosse. Parce qu’il m’a filé son nom. Ainsi que son point faible. Et parce que maintenant qu’il y a foutu les pieds et qu’il en sait trop sur ce qu’on fait ici, il n’a plus vraiment l’opportunité de refuser.

- Tu marches ?  

Il fit allusion à la fac, et Legence accepta l'observation sans broncher, conscient que ça n'était vraiment pas le moment de démontrer à quel point il pouvait être insolent : ça aurait été le directeur du lycée, il l'aurait envoyé chier proprement – en disant par exemple que lui ambitionnait bien plus que de finir directeur d'un lycée merdique de Brooklyn.
Là il se tut, opinant seulement.
Son regard noisette brilla à l'évocation d'un marché, parce que si bosser au Tainted lui plaisait, vendre de la coke allait lui rapporter bien plus, et c'était pile ce dont il avait besoin. Bien sûr, la menace sous-jacente ne lui échappa pas – mais il était encore en plein optimisme à ce moment-là et pensait maîtriser les choses.

Il n'avait en réalité aucune idée du degré de confiance qu'il pouvait mettre dans ce marché, mais il n'avait plus trop le choix et s'était démené pour trouver le QG et aller y réclamer du taf, alors... Il hocha de la tête :

« Oui, très clair. »

Tenir Milo à l'écart, ça devrait pouvoir se faire, et faire ce qu'on lui disait, il avait à peu près l'habitude avec le lycée. En plus il ne risquerait plus de se faire casser la gueule par des dealers agacés qu'il trafique sur leur terrain.

« J'en suis », conclut-il avec un léger sourire.

Quelque chose - peut-être un vieil instinct paternel usé jusqu’à la corde – me souffle que Legence n’est pas aussi sage et conciliant d’ordinaire. Il y a quelque chose de bien trop pétillant dans le fond de ses yeux pour qu’il puisse faire croire le contraire. Et, de surcroît, il n’aurait sûrement pas autant d’affinité avec Milo dans le cas inverse. Quoi qu’il en soit, l’adolescent a l’air de prendre suffisamment la situation au sérieux pour choisir ses mots.

- A la bonne heure, je déclare platement pour accueillir son accord. Tu fumes ?

Mes doigts poussent le paquet de cigarettes vers lui tant que mon bras le permet. Une clope, pour sceller notre accord, si ça lui dit.

- Donne-moi ton numéro de téléphone. Quelqu’un t’appellera pour t’expliquer quoi faire.

Et où récupérer la came. Mais avant ça, j’ai encore d’autres détails à régler. J’ouvre un tiroir pour lui sortir de quoi noter, avant de me laisser retomber au fond de mon siège. La cendre de ma cigarette atterrie dans le cendrier avant que je ne croise les bras sur ma poitrine. Je regarde Legence avec sérieux. Pas comme un gosse. Pas comme un subordonné. Seulement à hauteur de la gravité des mots que je m’apprête à dire.

- Tu ne rends tes comptes qu’à moi-même, et à personne d’autre, Legence. C’est pour moi que tu bosses. Pas pour Zayn. D’accord ?

Je fais une pause, ayant pleinement conscience du risque que je prends à travers mes explications. Si ce pacte venait à se savoir, nous aurions de gros problèmes. Lui, comme moi. On ne cherche pas à planter un couteau dans le dos du boss sans conséquence.

- Si on te pose des questions, dis simplement que tu vends ce qu’on t’a donné. Comme demandé. Et y’aura aucun souci.

Mes doigts portent à nouveau la clope à mes lèvres.

- Je te fais confiance, je lance finalement, espérant sincèrement ne pas m’être trompé en appréciant l’instinct de survie du lycéen.

Leg eut un hochement de tête rapide, prélevant une cigarette dans le paquet du père de Milo, constatant d'un rapide coup d'oeil que son fils ne fumait pas la même marque, et il nota son numéro sur un petit bout de papier ensuite tendu vers Ezekiel.

« ça marche. »

Il attendrait l'appel en espérant que ça tombe pas pendant les cours, tiens. La mise en garde d'Ezekiel alluma quelque chose dans le regard de Legence, qui était suffisamment intelligent pour comprendre que là, le père de Milo ne suivait pas tout à fait les règles.
Son regard noisette pétilla, mais il ne dit rien du tout, tournant la cigarette entre ses doigts dans un geste qu'il faisait quand il réfléchissait.

« Oui c'est bien compris. Pas de souci. »

Il eut un de ses sourires brillants à la phrase finale d'Ezekiel :

« Vous regretterez pas ! Merci beaucoup de m'avoir laissé ma chance. »

Il avait désespérément besoin de ce taf, donc la décision du grand blond l'arrangeait énormément. Il réfléchirait dans son coin à cette histoire de doubler le fameux Zayn, mais plus tard.

Une cigarette tourne entre les doigts de Legence. C’est fait. Désormais, lui et moi, on est engagés dans la même merde. Mes explications semblent trouver écho en lui. J’ignore si l’adolescent saisit pleinement l’ampleur de ce dans quoi je viens de l’embarquer – ce pour quoi il a signé – mais les réactions infimes de ses yeux prouvent qu’il a saisi le message. Il acquiesce et me sert alors un grand sourire. Mes lèvres l’imitent plus ou moins sans conviction. Lui laisser sa chance ? A mon sens, j’ai plutôt l’impression qu’il vient de s’enchaîner lui-même un boulet au pied.

- Si t’as pas de question, je pense qu’on en a fini pour ce soir.

Mes yeux glissent sur la montre de mon poignet.

- Tu devrais rentrer chez toi, j’ajoute finalement sans pouvoir m’en empêcher. T’as école demain, non ?

Mes pensées dévient inexorablement vers Milo, et cet éternel combat perdu d’avance consistant à le faire se coucher relativement tôt. L’ironie est saisissante. Je passe mes nuits bien trop loin de l’appartement pour pouvoir m’assurer que mon fils ne s’endort pas à deux heures du matin devant la télé. Pour compenser, j’arrive à m’en inquiéter pour son dealer de camarade. Je tire sur ma clope pour retenir un soupir.

- Tu auras rapidement de mes nouvelles Legence, je promets alors dans un hochement de tête, scellant la conversation.