Les courbes vertigineuses de l'endormie s'étendent sur les draps froissés, se soulevant au rythme lent de sa respiration. À côté d'elle, rien d'autre qu'un miroir blanchi par cette même poudre immaculée qui dessine ses narines et celles de l'homme qui porte sur elle un regard insistant. Debout à l'autre côté de la pièce, on ne le distingue que par l'éclairage public qui traverse la fenêtre devant laquelle il se tient, sans avoir pris la peine de se rhabiller. Dans un souffle, il exhale la fumée de la dernière latte d'une cigarette qui s'écrase au milieu de ses semblables, dans un cendrier métallique sur le rebord de la fenêtre.
Le regard acier d'Alexei se pose sur l'horloge digitale trônant sur un guéridon. Trois heures du matin. Traversant la pièce, il récupère çà et là les vêtements qui se sont échoués au sol quelques heures plus tôt et les revêt rapidement, ne prêtant pas attention à la jeune femme remuant dans son sommeil. Il ne la virera pas, celle-ci est l'une de ses régulières et a déjà ses marques dans ce studio qu'il possède, non loin du casino où on l'attend. Elle saura trouver la salle de bain à son réveil, peut être même de quoi se repoudrer le nez et, après s'être servie dans le frigo, s'en ira aussi rapidement qu'il l'a faite entrer.
Voilà pas tout à fait deux mois que Basharov s'est établi à Brooklyn, et il y a rapidement pris ses marques. Les affaires au casino l'occupent une bonne partie du temps, surtout les moins glorieuses, et il s'en félicite. Depuis bientôt trois ans, il a prouvé sa loyauté auprès de la Bratva qui, en guise de reconnaissance, a accepté qu'il suive Maggy à la tête de la branche New-Yorkaise de leur organisation. Comment aurait-il pu en être autrement ? Rester à Sarajevo n'aurait eu aucun sens sans celle qui y a finit de lui devenir indispensable, et ce, bien avant qu'elle ne contribue à le faire évader. Alors qu'il se trouvait à l'ombre avec pour seule compagnie d'autres hommes d'aussi mauvaise vie que lui, elle était son seul contact avec le monde extérieur, son seul contact tout court, et a toujours montré son soutien après qu'on l'ait accusé d'être du même acabit que son traître de père. Pour ça, il lui est plus loyal qu'à nul autre et la suivrait jusqu'au bout du monde.

Le cliquetis du coffre fort posé dans un coin de la chambre se fait doucement entendre avant qu'il n'en révèle le contenu : quelques sachets généreusement remplis, des petites coupures et l'arme de poing dont il s'empare et qu'il glisse à sa ceinture avant de refermer le coffre et d'enfiler un manteau en jean.

L'air glacial de ce mois de janvier lui fouette brièvement le visage lorsqu'il sort de l'immeuble, avant que ce dernier ne disparaisse derrière la visière du casque noir qu'il vient d'enfiler. Autour de lui, pas un chat, les rues sont désertes et c'est tant mieux. Enfourchant sa bécane, il la fait ronronner dans un nuage de buée mêlée à la douce odeur de la gazoline qu'il inspire à pleins poumons avant de tourner l'accélérateur et de disparaître en direction du Seven Sins, plus vivant que jamais.
Comme toujours, il ne prend pas la peine de faire parquer sa moto par un autre, craignant trop la maladresse de ces foutus voituriers trop habitués aux voitures. Du parking privé, il rejoint les coulisses de l'établissement et se rend jusqu'à une salle attenante aux parties publiques, où l'attendent un magnat de l'import export et une mallette pleine de billets. Les négociations vont bientôt commencer et Alexei, plus à l'aise que jamais, baigne dans son élément, celui qui l'a vu naître et grandir, de Moscou jusqu'à New-York, jusqu'à se permettre de toiser et juger du regard, sans aucune retenue, ce genre d'homme dont la puissance se résume à ce qu'il peut acheter avec ses gros billets, quand celle du slave lui fait comprendre qu'il n'est qu'un pauvre type dont le prochain rail dépend de la tête de con qui lui fait face.
Il se penche vers l'homme suant déjà à l'idée de consommer et son regard se fait carnassier à la vue de ce pigeon aux dollars bien gras, à ce junkie dont il méprise l'espèce et qu'il compte rendre plus addict que jamais, et son portefeuille plus léger à chaque dose. Le sac plein de la marchandise est déposé devant lui, il en tire lentement la fermeture éclair dans un suspense savamment dosé, jusqu'à dévoiler un nombre incalculable de sachets remplis de cristaux dont le bleu presque lumineux semble éblouir le camé d'en face qui en a les larmes aux yeux. Un large sourire se dessine sur les lèvres de Basharov. Échec et mat.