Le réveil de la table de nuit affiche presque quatre heures du matin lorsque j’ouvre péniblement les yeux. Un grognement mécontent file à travers mes lèvres serrées. J’émerge difficilement. Mes doigts courent sur mon visage assoupi, tentant de réveiller par la même occasion mon esprit complètement rouillé. Il me faut un temps fou avant de rouler sur le côté et de tendre le bras vers le téléphone portable qui vibre à toute allure au pied de la lampe de chevet. Qu’est-ce qui se passe encore, putain de merde ? Ça fait plusieurs jours que je repousse de précieuses heures de sommeil à cause du boulot. Cette nuit, rien ne devait venir me faire chier. Pas d’emmerde, pas de plan imprévu, ni de coup foireux. Alors quoi, bordel ? Ma vue a un mal de chien à faire le point sur l’écran. La lumière de l’appareil me brûle les rétines, mais je force tout de même pour discerner le nom de l’appelant. Les trois lettres que je déchiffre me font l’effet d’une foutue gifle. Je me tends instinctivement, bien moins endormi soudain. C’est ... Léo ? Mes sourcils se froncent. Je retiens mon souffle. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Une foule d’interrogations fusent en l’espace de quelques fractions de secondes dans mon crâne, tandis que le cellulaire continue de vibrer comme un fou contre ma paume. C’est peut-être une erreur. Un malentendu. Un premier réflexe me souffle de décliner l’appel. Voilà un bon mois qu’il m’a tiré dans l’épaule pour mieux venir me soigner quelques heures plus tard. Et plusieurs semaines que je ne l’ai pas vu, depuis la dernière connerie de Milo. Néanmoins, ça fait déjà bien plus en l’espace de quelques mois, qu'en l'espace de ces trois dernières années. C’est pas raisonnable Eze. Mais quelque chose empêche mon pouce d’appuyer sur la touche rouge. Et si c’était grave ? Si Léo avait besoin d’aide ? Il a répondu à mon appel l’autre fois. J’aurais été dans une belle merde s’il n’avait pas décroché. Et si c’était le moment de lui rendre la pareille ? Mon ventre se tord d’appréhension.

Fait chier.

Zayn est déjà au courant de toute façon. La dernière petite ballade de Léo dans ses locaux est bien entendu remontée jusqu’à lui. Il a appris l’identité du tueur à gages qui s’est donné un vilain plaisir à descendre presque la moitié des sales types amassés dans le bâtiment. Zayn sait que Léo m’est tombé dessus. Il sait que Léo sait. La vérité. Que je suis bel et bien vivant. « Qu’est-ce que tu veux que j’te dise, Zayn ? Ton plan était totalement à chier. Léo Reece est loin d’être con. Ça devait bien arriver un jour. » avait été l’essentiel de ma réponse. Blasée, et irritée. Il n’avait rien trouvé à dire devant ma réaction acide. Pas besoin. Ça compliquait les choses, mais ça ne changeait rien. Milo n’était toujours pas hors de danger.

Je décroche avant de changer d’avis et cale enfin le téléphone contre mon oreille. C’est un miracle que le répondeur ne se soit pas encore enclenché.

- Allô ?

Je reste sur mes gardes, prêt à encaisser ce qu’il va bien pouvoir me dire. Mais je n’étais pas préparé à ça. Sa réponse. La simplicité de ses explications me prend de court. Je hausse les sourcils, surpris. Mes lèvres s’ouvrent mais je tarde à trouver quelque chose à dire. Entendre ma voix ? Pas d’état critique, pas de mort imminente. Juste entendre ma voix.

- Tu ...

La tonalité brusque et agressive du téléphone m’informe soudain qu’il a raccroché. Dépité, je regarde l’écran de l’appareil. Mon regard s’attarde sur l’heure, alors que plusieurs éléments s’imbriquent dans mon esprit. La voix de Léo était calme, hésitante, mais absolument pas guidée par l’adrénaline, ni par une quelconque substance sale. Sa démarche était conscience, simplement ... comme guidée par un élan de crainte. Je serre les dents. Je me rappelle alors ce cauchemar qui l’a ébranlé l’autre nuit, dans la chambre d’hôtel. Ses larmes silencieuses, son cœur agité. Je m’anime entre les draps de mon lit pour me redresser et m’asseoir au bord du matelas. Mon épaule grince un peu, pour la forme, mais ce n’est plus qu’une égratignure désormais. Mes doigts tapent de nouveau sur l’écran. Je recompose le numéro et visse de nouveau le téléphone à mon oreille.

- Léo, qu’est-ce qui se passe ? je demande d’une voix basse et encore éraillée par le sommeil, à l’instant où il daigne décrocher.

Mon être se détend imperceptiblement lorsque que je l’entends répondre à ma question au lieu de raccrocher. Ses excuses me passent au travers. Ce comportement ne lui ressemble pas. Je frotte mes paupières avec l’intérieur de mon poignet pour m’éveiller. Léo doit avoir conscience que ses explications ne seront pas suffisantes, car il reprend la parole après quelques secondes de silence. Le cauchemar que je soupçonnais s’avère donc être bien réel. Je lâche un soupir silencieux. Mes jambes s'animent lentement, je me lève et quitte le lit pour traverser la chambre plongée dans l’obscurité de la nuit.

- Ça fait longtemps ? Que tu fais des cauchemars.

Mes pieds nus glissent à travers l’appartement. Je ne prends pas le risque d’allumer les lumières. Les lueurs lointaines des réverbères montent jusqu’ici et éclairent suffisamment la pièce pour que j’y évolue sans problème. Ce faisant, mon attention reste rivée sur la respiration de Léo à l’autre bout du fil. Un mauvais rêve, ce n’est rien de grave, en soi. Je pourrais très bien lui souhaiter une bonne nuit et mettre un terme à cette discussion qui ne devrait pas avoir lieu. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre. C’est plus fort que le reste. J’ai besoin de savoir. J’ai besoin de connaître ses douleurs. Comme avant.

La réponse tombe. Honnête. Tranchante. Et avec elle, surviennent bien d’autres sous-entendus que j’avais pressenti. Trois ans. Ni plus, ni moins. Je ferme brièvement les yeux pour accuser le coup. Ça colle à la mise en scène de ma disparition soudaine. Comme il fallait s’y attendre. Je ne creuse pas au point de lui demander ce qu’il se passe, dans ses cauchemars. Je l’imagine sans problème. Mes pas s’arrêtent alors devant la baie vitrée de mon salon. Mes yeux s’attardent sur le paysage figé dans la nuit et sa multitude de points lumineux représentant des réverbères. Je ne réponds rien, me contentant d’acquiescer en silence bien qu’il ne soit pas en mesure de le voir. La conversation dévie sur une autre interrogation. Mon bras blessé.

- Ça va. Mieux.

A cette pensée, mes doigts caressent presque inconsciemment la cicatrice rose qui orne mon épaule. J’ai pu retirer les points qu’il avait cousu dans la chair. Tout s’est correctement refermé, même si ce n’est pas du grand art. Je garderai la marque encrée dans ma peau. Mais la blessure est saine. Et c’est tout ce qui compte.

- Zayn n’a pas vraiment apprécié ton petit coup de ménage dans ses locaux.

Je n’ai pas la moindre idée du but final de cette conversation. Mes lèvres s’animent simplement comme un bruissement dans la nuit. Une part de moi n’a pas envie de l’entendre raccrocher. Pas tout de suite.

Mes yeux se plaisent à se fondre dans le néant de l’obscurité. Là, dans le noir, je peux presque imaginer Léo en train de tirer sur sa cigarette alors que ses mots s’impriment dans ma tête. J’ai toute la nuit. Un sourire triste étire mes lèvres. Ça aussi, ça me laisse un sentiment fade. Toute la nuit n’est-ce pas. Comme avant. Comme ça aurait toujours dû être. Nous avions ce lien si particulier, auparavant. Cette capacité de communiquer en silence, de se comprendre sans avoir besoin de plus d’explications. C’est quelque chose que je ne suis plus légitime d’utiliser aujourd’hui.

- Je ...

... pense que ce n’est pas une bonne idée. Que recueillir ces doléances n’est pas un rôle qu’il devrait endosser. Que faire comme si la situation n’était pas totalement merdique est aussi dangereux pour moi que pour lui. Je soupire. Ferme les yeux un instant avant de les rouvrir.

- Je pense que c’est le fait d’être de retour à New York.  

Un tressaillement remonte inconsciemment le long de mon échine. Je pince les lèvres, retenant encore un peu les mots qui poussent pour sortir. L’illusion est trop belle tout compte fait. Trop attrayante pour que je ne me laisse pas aller entre ses bras.

- Je ne pensais pas que ça se passerait de cette manière. Que ça me ferait ça. De te revoir.

Je déglutis alors que les murmures s’envolent dans la nuit. Le nœud qui s’est formé au fond de ma gorge disparaît. La prochaine réponse de Léo s’élève doucement dans le téléphone. Seul. Personne. Aurait-il subi ses cauchemars sinon ? Un pincement de remord me torture le cœur, mais je cherche aussitôt à ignorer cette douleur.

- Il n’y a que Milo, je réponds à mon tour. Il dort.

Je souris soudainement, retenant un léger rire.

- C’est presque trop calme à vrai dire.

Tu sais que c'est uniquement pour toi que je n'ai pas tué Zayn, n'est-ce pas ? J’ai un sourire triste, à nouveau. Ça aurait pu être pas pur désintérêt. Par un souhait légitime de passer à autre chose. Mais non. Au contraire. Léo est animé par un esprit de vengeance, qu’il tait volontairement. Juste pour moi. La signification de ce geste est beaucoup trop importante pour ne pas m’attrister plus encore.

- Tu y aurais laissé ta peau.

Et je n’ai pas le moindre doute là-dessus. Léo est doué avec un flingue. Même plus doué que n’importe qui d’autre de ma connaissance. Mais il ne peut pas se battre contre une organisation comme celle de Zayn, seul, et de plein front. Il aurait probablement ses chances pour atteindre son but. Néanmoins il n’en ressortirait pas vivant. Peut-être que ça n’a plus la moindre importance pour lui. Mais pas pour moi. Il reprend la parole. Ses mots, emmêlés dans son timbre douloureux, me coupent le souffle. Mon cœur se paralyse violemment. Son aveu s’imprègne au plus profond de moi et, putain, ça fait mal.

- Léo ...

Ma gorge se noue sur ma voix cassée, et je n’arrive plus à ajouter quoi que ce soit d’autre. Mes yeux se ferment sur les picotements humides qui bordent mes cils. J’inspire longuement, une goulée d’air fébrile. L’impuissance s’abat sur moi de tout son poids. Elle m’opprime et m’étouffe. Mes paupières se rouvrent sur le plafond, mais la brûlure de mes yeux ne part pas.

- Ça m’a ... énormément coûté de ne pas t’appeler. Ne plus te voir. Ne plus t’entendre parler. Je n’ai pas compté le nombre de fois où j’ai manqué de tout foutre en l’air, en voulant te téléphoner ...

Les émotions dures et enfouies de cette époque rejaillissent pour me submerger. C’était sale. C’est la violence qui a noyé tout ça. La violence, et mon taff. Zayn n’a jamais été aussi content du succès de ses petites affaires qu'à ce moment-là. Un frisson remonte le long de mon échine. Mais je sais que cette sensation de froid n’est pas réelle. Je serre les dents brièvement, avant de laisser ma langue aller jusqu’au bout de ma pensée. Les plaies de Léo appellent les miennes. Je n’ai plus d’autre choix que de les laisser sortir désormais. Mes lèvres s’animent, et le souffle qui les quitte s’élève juste assez dans les airs pour atteindre le téléphone.

- Toi aussi tu me manques.

Un léger éclat de rire me secoue. Fade, désillusionné. La réponse de Léo est loin de me satisfaire. Un rictus crispé monopolise mes lèvres. Je serais libre ? Il y a un angle de dévotion et de sacrifice que je n’aime pas du tout dans ses paroles. La situation d’aujourd’hui n’est que le pur résultat de mes propres choix et de mes propres erreurs. Il n’y a que moi qui dois en assumer le poids. Voir tout ceci retomber sur Léo est la dernière fois que je souhaite dans ce putain de monde.

- Être libre sans toi n’a pas de grand intérêt.

Je n’arrive pas à sourire pour de vrai. Ce qu’il ajoute par la suite entame d’autant plus l’angle tendu de mes lèvres. Ses confessions sur l’appartement me font fermer les yeux. Je plonge dans les souvenirs que je garde des lieux. Le réconfort que la vision m’apporte ne compense pas suffisamment la mélancolie amère qui m’enveloppe.

- Je sais Léo.

Les mots effleurent à peine ma bouche. Bien sûr que je sais. Je le savais, avant même de revenir dans cette foutue ville. Je sais à qui il a revendu l’appartement, quand, et pour combien. Je suis au courant de tout ça. Et j’ai imaginé tout ce qu’il a dû ressentir. L’absence, le déchirement et le chagrin. La solitude. Je prends pleinement conscience de son ampleur aujourd’hui. Mais jamais je n’ai eu l’audace d’imaginer que ça serait facile pour lui.

- Je comprends.

J’acquiesce dans la semi pénombre de ma chambre, même s’il ne peut pas le voir. La question semble le peser lourdement. Et pourtant, ce n’est que matériel. Des murs, des meubles, et quelques couleurs sur du papier peint. Ce qui nous a uni, lui et moi, va bien au-delà de ça. Aurais-je fait différemment à sa place ? Je n’en ai pas la moindre foutue idée. Ma gorge se noue sévèrement et mes dents se serrent alors que ses prochaines paroles s’infiltrent dans ma tête. J’appuie mes doigts libres contre la brûlure persistante de mes paupières. Les dernières syllabes qui quittent ses lèvres achèvent de me poignarder en pleine poitrine. Les vannes de la culpabilité explosent enfin. Pour de bon. Et tout le venin délétère qu’elles retenaient se déversent à flot en moi.

Sjevelenn.

Mon esprit étouffe sous les souvenirs que ce mot arrache des hécatombes de mon crâne. Ça veut dire âme sœur, en norvégien. Je revois de nouveau les yeux surpris de Léo quitter son livre pour se relever sur moi, étonnés de mon intervention. Je me revois hausser les épaules, un drôle de sourire aux coins des lèvres, absolument pas navré d’avoir répondu à l’interrogation inconsciente qu’il avait prononcé au cours de sa lecture. Sjevelenn. C’est resté. Puis ça s’est effacé, lorsque notre histoire s’est arrêtée. J’en déterre les douloureux vestiges aujourd’hui.

- Je te l’interdis.

Je déglutis pour tenter de chasser le nœud coincé au fond de ma gorge et libérer ma voix enrouée. J’inspire longuement, cherchant à retrouver mes prises de contrôle sur l’ouragan qui hurle dans le vide de mon ventre.

- Je t’interdis de te foutre en l’air.

Une fermeté nouvelle vibre sur ma langue. Je sens l’étau des remords enserrer mon buste avec plus de force encore. J’étouffe, et pourtant je ne bouge pas. Incapable de raccrocher. Collé au souffle irrégulier de sa respiration et aux intonations graves de sa voix. J’ai pas le droit de dire ça. J’ai pas le droit de l’empêcher de crever, alors que je me suis fait passer pour mort pendant trois ans. Mais je m'en fou. La douleur dans mon torse s’accentue, sourde et lancinante.

- T’as pas le droit de partir en enfer avant moi. T’as pas le droit d’y aller sans moi.

Il est fou de constater à quel point les silences qui nous bercent sont chargés de significations. Il y a tant de choses qui se cachent derrière, tant de mots tus, tant d'aveux à déceler. La voix de Léo, aussi faible soit-elle, emplie mon oreille. Ses paroles tourbillonnent encore dans mon esprit, et dans mon ventre. Je sais que je ne fermerai plus les yeux pour le reste de la nuit. La supplique qui quitte ses lèvres provoque une vive réaction dans mon coeur. Mon souffle reste confiné dans mon torse. Ça tonne en moi, ça vibre jusqu'au plus profond de mon âme. Cette fois, c'est comme une promesse. Une main tendue dans la nuit, dans le mutisme d'une obscurité familière, s'enroulant intimement autour de mes doigts. Le serment imprononçable qui me jure que tout redeviendra comme avant, une fois que cette historie sera terminée. Ma langue se tait alors que j'encaisse le poids conséquent de cette phrase. Alors que les ruines ravagées de ce qui a pu autrefois constituer « notre famille » me lacèrent de l'intérieur. Ce qui a été perdu. Ce qui a été réduit en cendres juste sous nos yeux. Est-ce qu'on méritait réellement ça, lui et moi ? Probablement que oui. Une vie comme la nôtre, ça n'apporte jamais rien de bon. Je me redresse soudain entre les draps, les mâchoires serrées.

- Léo.

Mon corps se remémore comment respirer alors que son nom libère mes lèvres scellées.

- Sois en bas de chez toi. Dans quinze minutes.

Mes jambes glissent hors du matelas. Je me lève d'un geste fluide et déterminé. Mon organe vital pulse à tout allure contre mon buste.

- J'arrive.

Je n'en ai plus rien à foutre soudain. Plus rien à foutre de ce merdier. Zayn est déjà au courant. Milo est déjà enfoncé dans une marre de problèmes. Et qui pourrait le savoir ? Qui pourrait le découvrir ?  Un brusque besoin de voir Léo de mes propres yeux me rongent les tripes. De le voir et de le sentir. De l'entendre prononcer ces mots, pour de vrai. Je raccroche, sans lui laisser l'occasion de refuser. Mes mains se sont déjà délestées du téléphone. Je m'habille en vitesse avec les premiers vêtements que je trouve. Dépêche-toi, Eze. Ses paroles tournent en boucle dans mon crâne et guident mes gestes dans le noir. Chaque pulsation folle de mon palpitant semble inlassablement y répondre avec force. J'arrive.

Mes jambes s’animent rapidement à travers la chambre. Je sors de la pièce dans un coup de vent silencieux. Tous mes esprits sont déjà concentrés dehors. La voiture. La route. Léo. Et pourtant, quelque chose vient subitement dissoudre cette sourde détermination. L’ombre de Milo se dévoile dans l’encadrement de la porte de sa chambre, à l’instant où je m’apprête à passer devant. Mon corps se fige. Mon fils me passe devant en trombe.

- Milo ?!

La surprise et l’incompréhension me scotchent sur place. Il dormait, il y a à peine dix minutes. Sa réponse vole dans son sillage. Ça n’éclaircit pas le moins du monde le brouillard dans lequel je plonge. Au contraire.

- Pressé ? Mais qu’est-ce que tu fous ?

Le garçon ne se donne même pas la peine de se retourner pour répondre. Mes sourcils se froncent, alors qu’une pointe d’agacement commence dès lors à naître au fond de mon ventre. Il se fou de ma gueule ? Mon être se crispe alors que je lui emboîte le pas, déviant inéluctablement de ma trajectoire vers la porte d’entrée. Il pense vraiment être en position de me prendre pour un con ? Avec ses dernières conneries en date ? Et avec les punitions qu’il s’est entassé sur le dos ? Ma patience s’effrite en un instant. Je suis déjà à deux doigts de pousser une gueulante lorsqu’il grimpe sur le plan de travail de la cuisine. Je m’immobilise de nouveau devant la scène. Sous mes yeux effarés, je le vois sortir tout un tas de choses des placards. Sa prochaine remarque me laisse sur le cul. Ma colère s’essouffle aussi vite qu’elle est montée. Batman. Des cookies. Aux pruneaux ?! Mais qu’est-ce qui lui arrive ?

- Tu te sens mal ? Milo ?

C’est finalement l’inquiétude qui surgit dans mon crâne. Je grapille la distance qui me sépare de mon fils et lève le bras pour poser une main sur son front. Mais je n’achève pas mon geste pour vérifier sa température. Le regard de Milo est vide. Cette vision me glace le sang.

- Qu’est-ce que c’est que ce bordel ...

Je récupère la boite d’œufs qu’il tient entre ses mains, avant qu’il ne provoque un désastre. Léo me sort de la tête à mesure que mes préoccupations pour Milo augmentent. Est-il malade ? Fiévreux ? Merde, est-ce qu’il s’est dopé ? Je me débarrasse à la hâte des œufs pour attraper son bras. Mes doigts parcourent rapidement sa peau fine et intacte. Pas de trace de piqure. Putain, il a vraiment l’air de pioncer debout. La révélation me tombe alors dessus avec la violence d'une claque. Manquait plus que ça. Milo est somnambule.

Devant mes yeux éberlués je vois Milo se défaire de ma prise et me repousser avec la vivacité d’un mollusque sous antalgique. Je le laisse faire, n’ayant tout bonnement pas la moindre idée de comment gérer un enfant somnambule, si ce n’est de ne pas le réveiller. Je me fige soudain alors que Léo me revient en tête. Mes doigts filent à la recherche de mon téléphone dans la poche de ma veste. Je sens clairement mon cœur frapper fortement, de plus en plus fort, contre ma cage thoracique. Mes yeux se relèvent sur mon fils, occupé à remuer des boites en carton dans un énorme saladier. Léo ou Milo ? Ce qu’il baragouine scelle la décision inévitable qui flotte dans ma tête. Je ne peux pas partir en le laissant dans cet état. Mes doigts tapent rapidement sur l’écran alors que j’adresse un message expéditif à mon mari. « J’ai une urgence. Milo. Je ne pourrai pas venir. Désolé ». Le cellulaire disparaît sur un coin du plan de travail. Je retourne illico auprès de l’adolescent et de son histoire de super-héros. Celui-ci ne tarde pas à s’immobiliser, puis de se laisser tomber face contre table. Je l’interpelle doucement, retirant avec précaution le saladier hors de portée. Le garçon ne répond pas, si ce n’est pas l’intermédiaire d’un léger ronflement. Un soupir de soulagement m’échappe. Il s’est rendormi. Mais pour combien de temps ? J’ose le toucher à nouveau. Aucune réaction. Je m’autorise alors à passer mes bras autour de son corps assoupi. D’une impulsion silencieuse, je soulève Milo pour le ramener dans sa chambre. Dans son lit. Duquel j’espère qu’il ne bougera plus avant la fin de la nuit. Une chose est sûre en revanche, il me sera impossible de ne pas veiller jusqu’au lever du jour, juste pour m’en assurer.