Parce que tu me manques trop. Une once de chaleur parvient enfin à percer la carapace de glace refermée autour de mon corps. Ça germe dans mon coeur. Et ça se répand d'une douceur infime dans les fibres malades de mon être. Alors viens. Les mots flottent dans ma tête, mais je crois que mes lèvres n'ont plus suffisamment de force pour les délivrer. Néanmoins le matelas s'affaisse légèrement dans mon dos. L'odeur de mon mari m'englobe plus intimement, bientôt suivi par ses bras qui se frayent un passage autour de mon torse. La sensation m'apaise, comme ça n'a pas été le cas depuis bien longtemps. Son nez se cale par un geste affectueux dans mes cheveux. Je soupire silencieusement, pleinement rassuré ; Léo ne s'en ira pas, Léo ne pleure plus. Ses mots sont la dernière chose dont j'ai conscience, avant que je ne cède pour de bon au noir épais qui m'appelle et m'entraîne. Je sombre dans un sommeil profond. Un sommeil sombre et dénué de rêve. Mais loin d'être aussi froid que d’habitude.


Une brusque série de klaxon suivie d’un flot d’injures hurlées dans la rue me font sursauter. Mes yeux s’ouvrent péniblement sur une chambre que je ne connais pas. Une lueur de méfiance s’allume en premier lieu au fond de moi. Mes souvenirs sont pâteux. Qu’est-ce que je fous là ? Comment je me suis retrouvé dans ce pieux ? Je me sens éreinté. Et pourtant, j’ai la ferme impression que ça fait des heures que je dors. Le soleil se déverse à outrance dans l’appartement, haut dans le ciel. L’activité de Brownsville semble tourner à plein régime quelques étages plus bas. La dispute des deux automobilistes s’est éteinte tout aussi vite qu’elle a débuté. Je bouge plus ou moins entre les draps. Il y a une présence dans mon dos. Mais, sans avoir besoin de me retourner, je sais déjà que ce n’est pas l’une de ses femmes qui m'offrent leur présence éphémère, de temps à autres. Je tente de me retourner dans l’étreinte resserré autour de mon ventre. Une douleur vive et mordante s’éveille brutalement dans mon épaule, stoppant mon geste avant qu’il n’arrive à terme. Un gémissement gronde entre mes lèvres, sans que je ne le voie venir. Je me retrouve sur le dos. Mes doigts cavalent déjà sur mon bras pour rencontrer la surface sensible et écharpée d’une blessure par balle. Je grimace, alors que des bribes de souvenirs de la veille remontent péniblement à la surface. Les coups de feu me reviennent en tête, l’altercation avec Léo, puis la souffrance percutante de mon bras blessé. Je me souviens avoir rejoint la planque, tout comme je me souviens avoir galéré comme un chien à me soigner. Pour le reste, c’est flou, beaucoup trop flou. Je crains que la moitié de ma mémoire ne soit que le fruit d’un mirage guidé par la fièvre. En revanche, s’il y a bien quelque chose qui est réel ... C’est lui. Mon ancien amant. Calé contre mon corps, les yeux fermés. Mon attention tombe silencieusement sur lui. Léo dort encore. Une vague d’incertitude agite mon palpitant. Je n’arrive pas à me résoudre sur le champ à quitter l’étau de ses bras, ni à le tirer tout de suite hors de son sommeil. Ce qui s’est passé, la dernière fois que cette scène s’est produite, hante encore mon esprit. La peine au fond de ses iris. Le déchirement au fond de mon buste. J’admire son visage sans un mot, et laisse volontairement cet instant de répit s’étirer hors du temps.

- Je suis désolé pour tout ça, Léo ... je murmure tout bas, alors même qu’il n’est pas en mesure de m’entendre.

Ma main se lève entre lui et moi. Je repousse doucement les mèches de cheveux noires qui barrent son front. Mes doigts se délectent fébrilement de sa peau. Je prends le risque de le réveiller, mais c’est plus fort que moi. Je ne peux pas m’empêcher de le toucher.

Les paupières de Léo frémissent et finissent par se soulever. Mon geste se fige et mon bras retombe sur mon torse. Mes yeux rencontrent les siens. Ce qui s'étire alors entre nous m'apparaît comme quelque chose d'infiniment fragile. Une part de moi se dit que si ni lui ni moi ne bougeons, alors le monde ne se remettra peut-être pas en marche, autour de nous. Mais il ouvre la bouche. Ses lèvres s'animent doucement. Sa voix, aussi faible et basse soit-elle, m'ébranle au plus profond de moi. Il y a des choses qui ne changent pas.

- Bonjour.

Mon regard cède le premier. Je détourne la tête à sa question. De nouveaux morceaux de souvenirs rejaillissent par éclair furtif. Je sais que c'est lui qui m'a soigné. Léo m'a sauvé d'un mauvais coup. D'un très mauvais coup. Mes yeux se perdent sur le vieux plafond à la peinture écaillée tandis que mes doigts repartent effleurer la plaie. Je n'arrive pas à compter le nombre exact de points. Ça reste chaud et très sensible sous la pulpe de mes doigts. Mais ça ne saigne plus, et la douleur se fait latente lorsque je ne la provoque pas.

- Je crois ...

Je hoche doucement la tête, avant de reporter mon attention sur son visage. Une légère tension s'éveille dans mes muscles. La culpabilité d'avoir appelé mon ancien après tout ce qui s'est passé répand délicatement son venin dans mes veines. Je sais pourtant que c'est grâce à lui, et seulement grâce à lui, si je m'en suis sortie cette nuit. Quand bien même c'est lui également qui m'a tiré dessus.

- Merci Léo.

La fine pellicule de verre qui semblait nous protéger de l'extérieur se fissure et vole en éclat. Les yeux de Léo quittent les miens, et dès lors je sais que tout ceci touche à sa fin. La réalité s'impose peu à peu autour de nous, aussi silencieuse que sournoise. Il bouge. Il se redresse. Je détourne le regard un instant, dérangé d'avance par ce qui va se passer. Mes doigts me démangent, mais je m'interdis tout bonnement de chercher à le retenir. C'est trop tard de toute façon. Léo est déjà hors d'atteinte. Et ses mots clôturent le débat avant même qu'il n'ait vu le jour. Mon attention glisse dans son dos, avant que je ne pousse précautionneusement sur mes bras pour me relever en position assise, le dos appuyé contre la tête de lit. Il se relève et récupère ses affaires. Mes lèvres se serrent. Ses gestes ne sont pas aussi précipités que la dernière fois. Pourtant le vide qui inonde mon être à mesure qu'il s'éloigne reste le même. Toujours cette sensation. Toujours cette sentence perpétuelle. J'acquiesce vaguement de nouveau. Prendre les cachets. Pour cicatriser plus vite. La fièvre n'est plus là pour me faire parler. Néanmoins il y a bien une voix au fond de crâne qui souffle que certaines blessures ne peuvent être réparées. Mais Léo n'y est pour rien, concernant cette déchire-là. Absolument pour rien.

- Merci d'être venu ...

C'est la seule chose qui parvient à quitter mes lèvres. Ma voix est enrouée. Je mets ça sur le compte du manque d'hydratation, du sommeil, et des émotions de la veille. Tout pour ignorer le nœud solidement incrusté au fond de ma gorge. Ma tête part en arrière contre le mur, alors que la présence de Léo quitte la chambre. Je ferme les yeux et soupire longuement. Mon amant s'en va. Et avec lui, s'envole toute la chaleur précieuse qui me réchauffait de l'intérieur.